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Erwin Trum est arrivé à Metz fin novembre ou début décembre 1956, juste après l'écrasement de la révolte hongroise par les chars soviétiques. Il pleuvait. La ville était grise, la poussière des hauts-fourneaux sans doute, qui tournaient alors à plein régime, ou la poussière des siècles. Trois jours après, il pleuvait toujours. Erwin se souvient : "J'avais envie de foutre le camp".



Il est resté trente-trois ans. Il a quitté Metz fin novembre ou début décembre 1989, peu après la chute du Mur de Berlin. Il avait la gorge serrée. Metz la grise et pluvieuse, était devenue sa ville. Nous avons fait un repas d'adieux, avec quelques amis, dans une pizzeria de la rue du Faisan. Erwin était sombre. Il essayait de plaisanter : "Ce n'est pas moi qui pars, c'est la ville qui me chasse". L'immeuble où il habitait, rue Châtillon, devait être vendu ; le journal où il travaillait, "France-Journal", l'édition bilingue du "Républicain Lorrain", cessait de paraître. Et il avait atteint l'âge de la retraite. Avec sa compagne, Michèle Oneto, il quittait Metz pour Tarascon. Dans les nuits de Provence, sa peinture allait prendre une nouvelle dimension, plus ample, plus lumineuse, plus épanouie. Mais c'est à Metz que tout avait commencé. 

Erwin Trum à Metz

Metz le creuset d'une oeuvre

Rue du XXe Corps américain


Quand il est arrivé, il avait pour tout bagage quelques livres et une théorie, empruntée, disait-il, au penseur japonais de la philosophie zen Suzuki Daisetsu  : " Ce qu’un homme est à trente ans, il le sera pour le reste de sa vie ". Il en avait 28, quelques expériences fracassantes et des échecs. Il était temps de s'y mettre. Il avait aussi en tête une vision : des oeuvres de Dubuffet, dans une galerie du boulevard Raspail, les derniers temps qu'il habitait Paris. Sa première véritable création picturale a été réalisée quelques mois plus tard, en 1957, dans la chambre qu'il occupait, rue du XXe Corps américain, au-dessus du café-restaurant La Cascade. Il avait acheté des gouaches et peignait d'après carte postale. La carte représentait le Temple neuf, sur le bras mort de la Moselle. C'est l'une des vues les plus pittoresques de la ville. Elégant et rond, le Temple neuf, posé sur une petite île, sépare le bras mort en deux, comme l'étrave d'un bateau. Erwin ne s'est pas contenté de copier ce joli modèle. "J'ai peint les reflets dans l'eau pour montrer à la fois la surface et la profondeur". Ce n'était pas la réalité, c'étaient les résonances qui m'intéressaient". On ne verra pas cette première oeuvre d'Erwin Trum. Elle est partie en Amérique. Achetée par un militaire. Erwin travaillait à l'époque comme barman au mess des officiers d'un régiment US stationné caserne Colin, à Montigny-lès-Metz. Derrière son bar, il gribouillait à l'encre : dessins-portraits d'officiers. C'est également un militaire américain qui lui a acheté son tableau "le Quatorze Juillet à Metz". Ou cette vue sur les jardins, peinte depuis la chambre qu'il occupa un peu plus tard, avec sa femme Odette, rue St Ladre, à Montigny.


Ezra Pound et Jackson Pollock


Il peignait aussi des natures mortes, des fleurs, faisait des essais d'art abstrait. Il ne reste pas grand-chose de cette première époque. Quand on lui pose des questions sur certains tableaux, la réponse est invariable : "C'est un Ricain qui me l'a acheté". Et ce que les officiers de la caserne Colin n'ont pas acheté, le peintre lui-même l'a détruit quelques années plus tard, lorsqu'il a jeté les pinceaux aux orties. Tout n'a pas disparu. Il a gardé quelques chefs d'oeuvre : "le Métallo", vision grinçante de l'homme mécanisé, un portrait du poète américain Ezra Pound, un portrait d'Hemingway, peint d'après la photo parue dans la presse au lendemain du suicide de l'écrivain, quelques essais de peinture "jetée" qui rappellent Jackson Pollock, un autoportrait longiligne, des gouaches de ses enfants, un pastel moqueur d'un militaire en casque à pointe, dans l'ancienne Allemagne impériale. Après quelques années rue Saint Ladre, la famille Trum, agrandie, obtient un trois pièces cuisine rue Jeanne d'Arc, à Montigny-lès-Metz. Plus tard, ce sera un cinq pièces rue de Marly, puis une maison rue des Sablières, au bord des prés, tout au bout de la ville.


La vallée de la Moselle


Les Américains quittent le quartier Colin et Erwin va travailler à la base de Chambley. Chaque matin, un bus l'emmène à travers la vallée de la Moselle sur le plateau lorrain. A moitié réveillé ­ il peint la nuit, il peint toujours la nuit ­ il jette des coups d'oeil embués sur le paysage. Le soir venu, il peint ces traversées : de légers coups de pinceaux, des arabesques ou des caractères chinois, des formes qui s'épousent, qui s'opposent, qui dansent, des couleurs qui se marient. Ces "chinoiseries" des premières années soixante voisinent avec la série des "nanas", dont la plus belle, la femme "Tout plastique", ironise sur l'arrivée des nylons dans la mode féminine. La peinture d'Erwin a évolué très vite. Il connaît ses premiers succès. Aux Artistes mosellans, en 1960, il présente un de ses "combat de fourmis". Les jurés font la moue, mais Hilaire, le leader des peintres mosellans et président du jury, insiste. Trum fera partie de l'exposition. Son "Hemingway" obtient le grand prix de la ville de Sarreguemines en 1961. La critique le remarque au Salon des Indépendants à Paris en 1961, puis en 1964 aux Surindépendants. On l'invite à Saint-Denis.

Cinq ans de réflexion


En 1965, une petite annonce change sa vie : l'édition bilingue du Républicain Lorrain cherche un correcteur. Il entre à "France-Journal". Deux ans plus tard, il devient rédacteur au service Politique. Le jeune homme qui rêvait (aussi) d'écrire est devenu journaliste. Il continue à peindre, mais plus pour longtemps. Il date la rupture de 1968/69. " Je me suis arrêté de peindre pour écrire ". Est-ce le glissement professionnel vers l'écrit qui l'a influencé ? Ou bien Mai-68 et ses turbulences qui ont jeté la peinture "traditionnelle" dans les "poubelles de l'histoire" ? De même que la famille avait déménagé aux Sablières, tout au bout de la ville, de même le peintre était arrivé au bout d'une recherche, insatisfait de son travail. Sa peinture était belle, elle avait de l'allure, mais ce n'était pas "sa peinture". Il a expliqué, des années plus tard : "Il me restait à évacuer ce que j'avais appris. C'était un désapprentissage de la peinture". Il a jeté l'essentiel de son oeuvre. A la poubelle, dit-il. Il s'est lancé dans l'écriture. "Les hiéroglyphes, c'est comme si tu dessinais des mots ; alors, j'ai simplement supprimé les hiéroglyphes et j'ai fait des mots". 

Les maîtres chinois auraient dit : "Pendant cinq ans, tu méditeras". Le silence dura jusqu'en 1973. Un silence peuplé de poèmes, de réflexions, de lectures, d'articles, d'amitiés, notamment avec le poète Jean Vodaine. Mais, l'éditeur allemand auquel il envoie ses écrits, les refuse. Retour aux pinceaux. Il dira : "Si j'ai repris la peinture, c'est parce que c'était la seule aspirine qui me faisait de l'effet. Sinon, je serais devenu un conformiste, je serais tombé dans la banalité et la platitude. J'aurais fini comme beauf. L'art permet de garder les distances".

Traverser les siècles


Cette fois, il ne peint plus dans l'espoir de réussir sa vie. Il peint par désespoir. Par pure esthétique : Parce qu'il vaut encore mieux peindre que de ne rien faire. Il ne peint plus pour vendre, ni être reconnu, ni faire une oeuvre. Il est persuadé que "tout ça finira chez Emmaüs", et lui au cimetière de l'Est. Dit-il. Car, ce n'est pas vraiment vrai. Il peint pour l'avenir. Il étudie la manière des maîtres anciens et croit avoir retrouvé leurs secrets, les couleurs qui traversent les siècles en gardant tout leur éclat. Il rêve de tableaux qui seront toujours beaux dans deux cents, trois cents, quatre cents ans. Même si demain, on va les jeter à la poubelle. Et c'est là, peignant pour rien, tout juste pour lui-même, pour l'histoire de la peinture, qu'il devient "Trum". Le peintre qui émerge du silence est profondément authentique et profondément original. Avant sa crise, il avait de la patte, du talent, une force. Maintenant, sa peinture est toute différente. Abstraite, lyrique, philosophique, religieuse, compacte, tout ce qu'on veut. Mais par-dessus tout, elle a une âme.

Une nouvelle errance


Avec ce second souffle, c'est une nouvelle errance qui recommence dans les nuits de Metz. Un atelier rue Vigne Saint-Avold, dans un immeuble délabré. Des amis peintres, Roger Decaux, Christian Bizeul et le groupe Divergence. Une exposition avec Bizeul chez l'antiquaire de la Chaise-Dieu, rue des Allemands. Gérald Collot, le conservateur des musées de Metz, achète des oeuvres pour le musée, et, peintre lui-même, conseille à Erwin d'essayer la peinture à l'oeuf qui donne de la profondeur. Un matin de la fin février, il entend un gargouillement dans la cuisine : c'est le dégel et l'eau dégouline du plafond fissuré. On met les tableaux à l'abri, on met des seaux... L'atelier suivant sera rue Mangin, au carrefour du XXe Corps américain... Tiens ! Trois pièces mansardées dans un immeuble qui se vide. Trois ans plus tard, Erwin sera le dernier occupant. Mais sa peinture a encore grandi. Il expose aux Prémontrés, à Pont-à-Mousson, à l'invitation de Jacques Thiériot, le directeur. La rue Mangin est près de " la Cigale ", le café-phare des nuits messines, tenu par "René". Erwin s'y arrête souvent pour étancher sa solitude avant le silence de l'atelier. Haltes longues, courtes, moroses, gaies. Mais lorsque les noceurs vont se coucher, Erwin grimpe les quatre étages de sa mansarde. Il peint lorsque les autres vont dormir. Il fait partie des veilleurs. Ceux qui entretiennent le feu, la nuit, les mêmes sans doute qui allaient peindre dans les grottes, il y a cinquante mille ans.

 


Night and day


A l'automne 1981, il trouve enfin un atelier-appartement suffisamment vaste pour abriter ses tableaux, livres et disques, rue Châtillon, derrière la place de la République. Pour la première fois, il peint et vit sur place. Il reçoit des amis, de plus en plus nombreux. "La Cigale", c'est fini. Le peintre solitaire devient un personnage, un peintre reconnu, estimé. Un poète, admirateur de sa peinture, Joël Grosse, écrit un poème complexe et profond comme un tableau d'Erwin, et qui s'étalera sur des années. Le Fonds régional d'art contemporain lui commande une maquette pour une tapisserie pour le Conseil régional et qui sera réalisée à Aubusson. Il expose de plus en plus souvent, seul ou avec des amis, à Metz, Saint-Dié, et souvent à Nancy, chez Marc Decaux à la galerie Lillebonne, à Paris, et même en Amérique, avec les artistes lorrains.

A soixante ans, au moment de quitter Metz, Erwin Trum a réussi sa vie de peintre. Il ne le sait pas. Des années plus tard, à Tarascon, malade, il croit que son oeuvre restera méconnue et que ses tableaux disparaîtront après lui. Comme si la beauté devait cesser de plaire aux hommes.

Un rêve réalisé


Il rêvait d'une grande exposition à l'Arsenal. Il en parlait parfois, les dernières années de sa vie. Parce qu'il avait noué à Metz des amitiés durables et fortes, dans tous les milieux. Parce que les endroits où l'on a vécu, été heureux et malheureux, nous restent chers au coeur. Parce qu'Erwin Trum était un homme d'exil, né à Munich, avec un esprit et une âme allemande, qui ne pouvait pardonner à son pays Hitler, Auschwitz et sans doute encore autre chose. Et parce que, au fond, les années vécues à Metz, la moitié de sa vie, lui collaient à la peau et qu'ici, il était chez lui, plus qu'ailleurs.

Revenir à Metz, par délégation de ses tableaux. Parce que c'est là que son aventure de peintre avait commencé. Elle avait été longue et dure. C'est peut-être en marchant le long de l'interminable rue du XXe Corps américain, en traversant la place de la République, en contemplant Saint-Pierre-aux-Nonnains, en rêvant devant le Temple-neuf, en sirotant une bière au Café de la Presse ou au Palace qu'il a médité sa peinture. Metz est le creuset où Erwin Trum a forgé la part essentielle de son oeuvre.


Texte : Roger Wiltz


A l'occasion de la grande 

exposition rétrospective 

Arsenal - Metz - 2005