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Erwin Trum Décrypté

Par Christian Bizeul


Christian BIZEUL
Peintre

 


Vingt-cinq années d’une amitié fidèle, vigilante, protectrice


Mais avant tout empreinte de pudeur, dans le respect de nos différences, liés par nos vulnérabilités, nos doutes sur fond de démiurgies tentatives dont nous mesurions les vaniteux effets. Tous deux entrés en peinture comme d’autres entrent en religion, complicités tour à tour silencieuses et exaltées, avec tout au fond un lancinant et persistant sentiment d’incomplétude. L’ultime désertion de cet ami, sa définitive absence, me plonge aujourd’hui encore dans un manque, un vide inconsolé ; obligé de me suffire à moi-même, privé de sa si singulière énergie, de son incomparable talent, de son humanisme exacerbé.



Toute l’œuvre d’Erwin TRUM est unique, singulière   je   n'en   connais   pas   de précédent. Fondamentalement intemporelle, universelle, elle se situe à la fois aux origines mais est également inscrite pour la fin des temps, lorsque le « UN » se sera retrouvé, réconcilié.




Cependant, bien que parfaitement identifiable, il est possible d’y déceler des sources, d’y voir des influences, des affinités diverses. Il me semble toutefois que presque l’intégralité de son œuvre est empreinte de l’esprit baroque, ce qui au regard des origines de l’artiste n'a rien de surprenant. D’autres proximités sont également perceptibles. Enluminures médiévales, hiératisme byzantin, visions oniriques proprement germaniques, foisonnement expressif et sensualité flamande. (Grünwald, Altdorfer, Bruegel, Bosch, Rubens)

 


Erwin a été également à l’écoute des mouvements contemporains et en particulier ceux de la peinture américaine d’après-guerre et qui peuvent se révéler dans les œuvres plus anciennes 58 à 66. (Pollock, De Konning, Tobey) et pour notre continent européen Wols 61/62, Michaux 63/64, et certainement Bissière 74/77. 


Erwin Trum - 1959 - Papier - 50x65 cm

Baroque parce que sa peinture, comme ses dessins, ont des propensions à se propager, à s'enfler, soumis à une densité, une profusion propre à cette forme d’expression. Œuvres éclatées, ouvertes, qui ignorent les limites du support. Absence de centre. Gothique également par ses couleurs flamboyantes, ses poussées verticales, ses ciels indigo, ses paysages auréolés, mordorés, nimbés d’arc-en-ciel que l’on voit souvent dans les compositions du gothique flamboyant rhénan.


Erwin Trum - 1974 - Papier - 30x50 cm
Erwin trum - 1959 - Toile - 73x50 cm
Erwin trum - 1962 - Toile - 92x73 cm

Il a cotoyé et travaillé avec le calligraphe, peintre, sculpteur, graveur Coréen Ung-No Lee à Paris dans sa période dite "Chinoise" 64/65. Les paysages Indochinois de sa parenthèse de légionnaire 47/52 l'ont profondément marqué ainsi que la représentation de la perspective dans la peinture chinoise que l'on peut soupçonner dans ses toiles.  Selon ses mots ce sont des paysages superposés qui sont vus en vol d’oiseau. C’est presque une perspective chinoise, c’est-à-dire une perspective naturelle qui n’est pas géométrique.

Erwin Trum - 1992 - Toile - 73x92 cm
Erwin Trum - 1965 - Papier - 65x50 cm
Erwin Trum - 1965 - Papier - 65x50 cm

Rapprochements également possibles avec l’art du XVIIIème siècle et ce au travers des tapisseries, vitraux, boiseries, tissus et orfèvrerie (la tapisserie Erwin l’a pratiquée avec bonheur et ce en particulier avec une œuvre inspirée d’une de ses toiles réalisées à Aubusson et commandée par le FRAC Lorraine (89). 







Erwin Trum est un homme du nord. Il n’a pas eu l’arrogance religieuse et pragmatique des artistes du sud, mais bien celle onirique et visionnaire métaphysique de ceux du nord. Je songe alors à ses toiles sourdes et embrasées, à ses derniers dessins à la mine de plomb, sa série de portraits de « tronches » si intériorisés et expressifs d’humanité marqués d’affectueuses et compatissantes dérisions. Je pense à Rembrandt à ses gravures clair-obscur, griffées, scrofuleuses.




C’est toujours un homme du Nord, lorsque dans ses vastes compositions paysagées, aux jardins suspendus stratifiés de miels et où se raidissent des cascades irisées avec par tout alentour, disséminée, une végétation gonflée de sève, l’artiste dit alors la nostalgie mélancolique des méridiens imaginaires des lymphatiques contrées du sud bercées de mers d’orients fastueux, odorants, qui laissent deviner, incertains, des cités, des ports, aux apparences méditerranéennes sous des lumières jaunes, rougeoyantes et célestes. Epars, on peut y discerner une humanité glorieuse, non pas riche de biens, mais détentrice de savoirs et de sagesse, à l’écoute du « Mystère », aphone car ici règne le silence. Là sont des Rois, des Princesses encensées, des orants, revêtus de somptueux vêtements, parés de bijoux étincelants. Erwin nous les a peints dans une suite de portraits divinisés, mais qui paradoxalement, n'en demeurent pas moins frappés d’humanité, gardiens de la vacuité, de ces trop pleins d’étoiles que le vide absorbe.

 


Avec le recul, je crois pouvoir dire n’avoir jamais vu Erwin qu’en « Noir et Blanc ». Je ne me souviens plus de l’avoir rencontré en plein jour, sous le soleil. Les vertus de notre astre ne semblaient pas lui convenir. Quelques confidences pudiques et brèves m’avaient laissé comprendre qu’en d’autres temps, d’autres lieux, il avait eu à en subir les effets néfastes dans des jungles étouffantes, des déserts abîmés de chaleur. Peindre avec des cotons-tiges, exécuter de la main une danse tournoyante répétée, appuyée, inscrire ce qu’il disait être ses « asticots », les peindre là afin d’exorciser l’infecte, le répugnant, ces cadavres oubliés aux contorsions burlesques, habités de multitudes nécrophages (Cao-Bang, 1950) Tenter de faire d’eux des passeurs, des artisans talentueux d’univers ressuscités. Rescapés de l’horreur… il fallait alors fuir au plus loin. Peindre, dessiner, écrire. Oubli de soi, la peinture comme un baume pour soulager la plaie. Aspirer à n’être plus qu’une illusion et accéder ainsi à d’autres illusions plus prometteuses. N’être alors qu’une ombre parmi d’autres ombres et ce durant toutes ces nuits assis dans des cafés au milieu  de  découpes   brûlées   de   néons  insoumis  à la pesanteur des jours. Être à l’abri des vanités vindicatives. Compassion pour cette humanité marginale aux rires excessifs, aux plaintes lancinantes. Erwin savait trop bien ce que valait la vie d’un homme. Tous trop laids ou trop beaux, avec leurs vertèbres papillons et leurs cœurs aux formes extravagantes.




Le monde a toujours été mal « monade parmi les monades ». Leibniz, Schopenhauer, l’existentialisme avec pour souffrance récurrente ; Les « camps ». Il faut sauver sa peau avant de sauver son âme. Sur sa table de chevet « l’homme sans qualité » de Musil qui dit si bien notre impossibilité à vivre, à trouver sa place, un salut quelconque. Erwin était pourtant aussi un homme d’engagements, perceptibles dans ses nombreux écrits, ses aphorismes cinglants. Il était très sensible aux problèmes écologiques de notre planète, méfiant et critique à l’égard de certaines formes de « barbaries technologiques » mais c’était surtout un homme impuissant, démuni devant l’hypocrisie, l’arrogance, le mensonge, la souffrance. « Nous avons épuisé les réserves de nos rêves » m’avait-il un jour écrit, mais lui en était empli, inépuisable. Jamais il ne s’était défait de son humanisme pourtant si rongé de nihilisme qui l’excluait de certaines formes de bonheur. Le monde comme un brouillon illisible qu’il aura tenté d’harmoniser, d’influer au travers de son œuvre visionnaire, exigeante, et qui le mettra définitivement à l’abri du temps et des modes.




Texte : Christian Bizeul 

Peintre


Novembre 2004